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POLYEUCTE

Quel écho peut trouver à notre époque le martyr d’un seigneur arménien du IIIème siècle qui se dresse seul, au nom d’un Dieu unique, contre l’ordre religieux et politique de l’Empire romain, fondé sur le polythéisme ?

Comment comprendre, partager ou admirer l’exaltation d’un personnage qui décide de tout sacrifier : amour, carrière, honneurs, et jusqu’à sa vie pour un Dieu qui vient à peine de se révéler à lui ?
Dont l’enthousiasme iconoclaste et le propos vengeur ont toutes les apparences de la démesure ?

On peut penser que le Polyeucte de Corneille, « tragédie chrétienne » qui présente les principes d’une dévotion inspirée par la Contre-Réforme et d’une religion qui serait bientôt au fondement de la monarchie de droit divin, est relativement étranger à l’esprit de notre siècle – en particulier dans notre pays, où l’Etat a définitivement divorcé du religieux.

Je crois pourtant que, derrière les apparences de l’excès et du fanatisme, Polyeucte, ce « sacrilège impie », incarne par sa révolte des vertus morales qui peuvent placer notre époque sous un jour critique.

Par sa conversion, par son acte violent et flamboyant, par son sacrifice enfin, il propose, au nom de la seule vérité, un héroïsme saint qui convertit les esprits et transforme l’ordonnancement politique du monde. Or, notre siècle n’a-t-il pas lui aussi ses idoles familières, qu’une police morale a dressées pour le culte, et devant lesquelles on se prosterne avec l’aveuglement de l’habitude?

Polyeucte ne saurait pour autant se résumer à sa dimension morale et politique. Comme l’indique l’auteur dans son avant-propos, « les tendresses de l’amour humain y font un (…) agréable mélange avec la fermeté du divin». Conformément à la doctrine classique, la volonté d’instruire fait la part belle aux émotions que peuvent procurer le spectacle des passions humaines. Celles-ci sont exaltées de la manière la plus subtile par la rigueur morale de Polyeucte dont rien, ni la raison, ni les menaces, ni les coups, ni la tendresse, ni l’amour, n’est capable d’ébranler la constance.

C’est l’ensemble de ces enjeux, historiques, moraux, politiques et esthétiques, que je me suis attaché à traduire en mettant en scène un Polyeucte actuel : en optant pour des décors, des costumes et une scénographie dont la sobriété préserve la référence antique tout en restant en accord avec l’esprit de notre époque ; en privilégiant une diction modernisée du vers qui ne concède rien à la musicalité de l’alexandrin ; en cultivant l’émotion produite par l’exaltation des passions sans attenter à la retenue qui sied à la dignité de l’action, j’ai voulu proposer un Polyeucte qui soit à la fois strictement fidèle à l’esprit qu’a voulu lui donner son auteur et capable d’émouvoir les spectateurs d’aujourd’hui.

J’espère que ces derniers seront sensibles à l’âme d’un homme qui s’ouvre à la Révélation divine et, consumé d’amour, entraîne les autres à sa suite dans sa folie enthousiaste.

Ulysse Di Gregorio

LA MOUETTE

« La Mouette » se passe entre les larmes du lac, les couleurs claires et limpides de l’espoir, de la jeunesse, de l’amour, les brumes de la vie. Tous les Arts, lorsqu’ils sont beaux, sont placés entre le ciel et la terre, dans cet espace indéfini, secret, précieux. Nous leur donnons de la force en les dévoilant dans le cœur même de la vie.

LA MOUETTE – Teaser from Compagnie du Ness on Vimeo.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC

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Spectacle soutenu par France Musique.

Monsieur de Pourceaugnac est une comédie-ballet écrite par Molière et créée en octobre 1669 au Château de Chambord. Les parties musicales ont été composées par Jean-Baptiste Lully. Avec cette comédie de masques et de l’illusion aux allures carnavalesques, Molière crée un formidable jeu de théâtre dans le théâtre. Il utilise le procédé comique du provincial ridicule (qu’il reprendra un an plus tard dans Le Bourgeois gentilhomme) tout en y ajoutant un aspect cruel qu’il développera ensuite dans Les Fourberies de Scapin.

L’Histoire

À Paris, Éraste et Julie sont épris l’un de l’autre mais le père de Julie, Oronte, a décidé de la marier à un avocat de Limoges, Monsieur de Pourceaugnac. Ce n’est pas qu’il le connaisse. Il a simplement entendu dire qu’il était plus fortuné qu’Éraste. Sbrigani, un fourbe napolitain, et Nérine, une intrigante au service de Julie, conçoivent toute une série de stratagèmes pour chasser le fâcheux de Paris et permettre à Éraste d’épouser Julie. Le séjour du Limousin dans la capitale se révèle ainsi cauchemardesque pour lui, et jubilatoire pour le spectateur…

La Comédie-ballet

Monsieur de Pourceaugnac est la huitième comédie-ballet de Molière et l’une des plus abouties sur les rapports qu’entretiennent musique, danse et comédie. En effet, Molière, qui a jusqu’ici inséré la musique dans ses pièces sous forme d’intermèdes cloisonnés venant ponctuer l’histoire, opère dans Monsieur de Pourceaugnac une véritable fusion des genres entre musique et action : on passe très naturellement dans certaines scènes du texte à la musique et de la musique au texte, du langage parlé au chant.

Molière et Lully parviennent à tirer des effets comiques exceptionnels en utilisant notamment la musique dans les scènes burlesques et on atteint, dans cette pièce, un niveau exceptionnel de comique musical. Certains airs ont d’ailleurs été chantés à leur création en voie de fausset par Lully lui-même.

La mise en scène

L’ensemble La Rêveuse reconstitue une petite forme «de voyage», de la même manière que le Roi, en déplacement, emmenait avec lui une troupe réduite de musiciens qui jouait des pièces de circonstances arrangées pour être exécutées par un effectif plus modeste. Cette formation réduite n’est pas non plus sans évoquer le théâtre de tréteaux qui se jouait dans les foires et aux grands carrefours de la ville de Paris avec notamment le grand Tabarin, ses farces et ses mascarades, dont Molière évoque l’esprit à travers le personnage de Sbrigani. Ce petit orchestre est composé de trois chanteurs, deux violons, une viole de gambe, un théorbe et un clavecin, effectif mentionné par le Maître de Musique de Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois Gentilhomme.

Les musiciens ne resteront pas, selon une pratique plus moderne, cantonnés dans la fosse mais viendront souvent sur scène se mêler à l’action, comme on le faisait fréquemment à l’époque. Les comédiens interpréteront les parties dansées en s’inspirant des intermèdes des pièces de commedia dell’arte, des danses de carnaval et des chorégraphies de Kyôgen japonais.

Ce spectacle auquel quinze artistes prendront part, sera l’occasion de faire revivre le genre de la comédie-ballet.

 

 

FERMÉ POUR CAUSE DE GUERRE

Quelque part dans le monde – dans les Balkans – peut-être – la guerre. Sisyphe, maçon devenu ramasseur de morts déterre une femme enceinte et muette. Il la conduit à l’hôpital le plus proche. Hôpital fantôme dans une ville fantôme – où se terrent quelques survivants  oubliés : Gaïa, la collectionneuse de vœux humains aux jambes brûlées, le capitaine au cerveau abîmé, Orphée, la rescapée des camps atteinte du typhus, Sven, le soldat amputé d’un bras, et, épisodiquement, Juliette, la très jeune veuve usée par les maux de ventre. Tous cloîtrés.
Entre les mains d’une ombre de médecin invisible et d’une infirmière épuisée à qui il ne reste que des caisses de morphine pour soigner les douleurs et les cauchemars.
Il s’agit donc de vivre dans la mort – non loin des cadavres et du silence absolu Il s’agit de survivre…

L’auteur : « J’ai écrit cette pièce avec une sorte de rage, pour dire mon écœurement de l’Histoire sans cesse renouvelée dans sa saleté.
Pour dire que sans racine nous sommes tous des condamnés à mort en puissance et que nous avons tous droit à notre identité. Y compris nos morts. Pour dire que sans actions, la mémoire devient vaine et qu’il ne faut pas se contenter de souffrir. Pour dire aussi que la haine nous guette tous et qu’il faut veiller à ne pas laisser se réveiller nos instincts. Il existe encore des hommes de bonne volonté. A nous de les trouver au fond de nous-mêmes. »

Le metteur en scène : «  Fermé pour cause de guerre » est un texte de paix. C’est pour cela que j’ai voulu le mettre en scène et montrer l’horreur des conséquences de la guerre. Elle peut nous paraître lointaine et sans signification et pourtant elle est toujours aussi réelle et omniprésente.
Parler de différence et faire éclater la signification de l’appartenance à une « histoire », les problèmes que cela génère, la haine et le jugement. Nous sommes de cultures diverses, avec ou sans territoire ni appartenance : soyons à l’écoute de nos différences pour qu’enfin la compréhension et la tolérance triomphent. L’échange et le partage doivent prendre le dessus sur la peur de l’autre ou de l’inconnu.

Avec ce spectacle nous dénonçons le mal-être dans lequel nous vivons aujourd’hui et souhaitons enfin la paix pour demain …

« Fermé pour cause de guerre » est un cri pour la paix, contre toute cette horreur actuelle de la haine et de la peur… »

METTEZ LES VOILES

Après Mon ami paranoïaque et En attendant la mort, présentés au Théâtre de l’Épée de Bois en mai 2014, Mettez les voiles !, troisième volet de Raki (tétralogie des Balkans constituée de textes de Nino Noskin) est le constat d’une guerre engendrée par les intégrismes religieux et exacerbée par la question du voile.

La pièce n’est ni datée ni située et les trois religions monothéistes se rejoignent dans l’extrémisme.

A l’image du carnaval qui puise ses origines dans le travestissement ludique des bonnes gens en démons, les rôles sont inversés : ce sont les hommes qui portent le voile et non pas les femmes. Tout est jeu, mais jeu dangereux.

Comme la pièce qui débute sur un match de football, le port du voile est pris comme un jeu. Pour certains, le postulat de base est que le voile est non pas négatif, mais positif ; qu’il est le symbole non pas de l’enfermement, de la soumission, de la souffrance mais de la liberté, de la protection et de la joie.

A la devise « Liberté Égalité Fraternité » s’oppose un islam qui revendique le port du voile comme l’attribut de la femme épanouie. L’interdiction du port du voile, au cœur de la question de l’immigration, est-elle une entrave à la diversité culturelle ou une protection contre une double discrimination ? L’immigration vers un Occident qui refuse le port du voile impliquerait-elle un endoctrinement laïque ou une chance de renouer avec les Droits de l’Homme ?

IL BUGIARDO (LE MENTEUR)

Il Bugiardo-AFFICHE

Lelio, le héros du Menteur vit dans son monde, filtré par deux merveilleux kaléidoscopes : Naples où il a vécu les vingt dernières années et Venise où il est né et où il est revenu. Deux mondes idéaux (par ailleurs les deux patries du théâtre italien) dans lesquels naît et se développe l’attitude de Lelio à l’égard de l’invention fantastique. Et comment pourrions-nous condamner un homme heureux, gai et joyeux simplement parce qu’il vit dans son monde ? Créé par son imagination, avec des actions et des entreprises mirobolantes, forgées dans ses rêves. La vie n’est qu’un songe, n’est qu’un grand mensonge et Lelio est un Rodomonte, un miles gloriosus qui n’est heureux que lorsqu’il rêve les yeux ouverts, quand il décoche les bobards les plus gros, les chevauchant comme un pur-sang qui s’emballe sans parvenir à le désarçonner ! Et n’est-ce pas là notre grand rêve ? Vivre dans le monde que nous avons inventé, dans lequel nous serions des princes invincibles, de grands conquistadores, des dispensateurs de joie sans fin ? Nous pourrions lui reprocher que ce ne soit pas la réalité, que le monde où il vit n’existe pas, mais pourquoi devrions-nous le ramener à une quotidienneté sordide, pourquoi devrions-nous le retenir en nous agrippant à ses pieds et l’empêcher de prendre son envol ? Vas-y Lelio, et amuse-toi pour notre plus grand plaisir aussi, dans le monde du théâtre tout est possible. Et nous inscrirons, comme tu l’as voulu, sur la pierre : « Ci-gît Lelio, par volonté du destin, qui pour raconter des craques, était plus fort qu’un avocat et en inventait plus qu’un conteur d’histoires : et même mort, dans cette tombe où tu le vois, tu risques gros, passant, de le croire mort… »

Geppy Gleijeses

POURQUOI J’AI JETÉ MA GRAND-MÈRE DANS LE VIEUX-PORT

Les hommes ne sauraient rien d’eux mêmes si la littérature ne leur disait pas. Sciascia

Pourquoi j’ai jeté ma grand-mère dans le vieux port est l’un des rares textes autobiographiques de Serge Valletti où il raconte l’histoire de sa famille qui vécut pendant plus d’un siècle à Marseille, « ville monde », populaire, multiculturelle.

Dans cette épopée, peuplée de personnages typiques, l’écriture de Serge Valletti révèle une humanité pleine de pudeur, de secret et de bienveillance. Il pose sur les siens un regard tendre, innocent et lucide comme celui d’un enfant exigeant la vérité. L’humour, le rire, ne laissent place ni au cynisme, ni à la dérision. C’est un bonheur de partager cette langue agile, volubile, de se laisser embarquer par Patrice Verdeil dans cette galerie de personnages, dans cette jouissance du verbe.

Etienne Pommeret

Un homme jette les cendres de sa grand-mère dans le Vieux-Port et tout à coup Dolorès apparaît. L’histoire simple d’une femme qui voulait se faire enterrer debout pour faire « chier » ses jambes toute l’éternité parce qu’elles l’avaient fait, elles, toute sa vie. De Louis, son mari, qui a quitté sa femme officiellement à cause du persil. De son fils, Alex, qui aurait pu être pape, et de son petit- fils qui aurait pu être fils de pape. De Mohamed, l’ouvrier marocain qu’on appelait tonton Charles.

Une véritable épopée peuplée de figures qui se croisent tout au long d’un récit cocasse à l’écriture limpide.

Dolorès aurait pu être ma grand-mère. Quoi de plus excitant que de faire siennes les histoires intimes d’un autre que l’on n’a pas connu mais qui nous ressemble tant. Le rapport enthousiaste que je peux avoir avec ce texte ressemble à celui que l’on peut avoir lorsqu’on se rend au mariage d’un cousin que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Ma démarche se rapproche de celle du conteur, raconter des histoires, pour que le théâtre ne soit pas un temple, mais juste un abri dans lequel défilent les images d’un paysage intime dont l’humanité nous rassemble tous.

Patrice Verdeil

NOTRE CLASSE

En discret dialogue avec Kantor, quatorze leçons pour une histoire, celle de la vie de dix camarades de classe, juifs et catholiques, de 1929 à 2003, des bancs d’école à nos jours. Ils grandissent, entrent dans la vie adulte ensemble, deviennent les acteurs et témoins des évènements traumatisants du XXème siècle. À travers l’histoire tragique du village polonais de Jedwabne dont, en 1941, les juifs ont été massacrés par leurs voisins, l’auteur interroge les rapports ténus qui peuvent faire verser de l’amitié à la folie d’un meurtre collectif. Par-delà le bien et le mal, ce texte magistral traduit, avec ironie et rage, la quête éperdue d’une liberté et d’une humanité face à la politique et l’idéologie comme les déterminants de la vie humaine.

« Sur le plateau la communauté se décompose et se recompose. L’acteur se laisse traverser par un personnage, donne corps à un souvenir comme à son parcours intime. Une fanfare se fait et se défait. Les habits se superposent. Les baluchons se préparent… Les fantômes des disparus continuent à hanter le plateau. »
LA MONTAGNE, Édouard Papierski

« On ne sort pas indemne d’une telle représentation, tant ce texte est fort, profond, souvent dur, mais aussi empli d’une poésie intemporelle… Musique et bruitages, omniprésents, intensifient la dimension émotionnelle du texte avec justesse et intelligence. C’est une parole forte sur la réparation de la mémoire qui la fait résonner avec l’actualité.  Un texte sans concessions, joué par la compagnie  Retour d’Ulysse  au sommet de son art. »
http://projecteurtv.com/ J . Jarmasson

« Engagé, innovant et nécessaire »
Vaucluse matin

LE MARIAGE FORCÉ

Sganarelle, riche quinquagénaire, projette d’épouser la jeune Dorimène. S’inquiétant de la possible infidélité de celle-ci, il consulte un ami, des philosophes et des bohémiennes mais leurs réponses ne font qu’accroître ses doutes sur ce mariage.

Les décors en trompe-l’œil, les costumes, l’éclairage aux bougies, donnent à cette comédie ballet toute sa dimension et une magie toute nouvelle et, pourtant, originelle. La spécificité de la forme baroque, son extrême précision, mais aussi son côté percutant et dynamique, rendent la pièce immédiatement accessible au public d’aujourd’hui ; théâtre, farce, danse, musique et chant se mêlent en un jubilatoire divertissement.

« Cette plongée dans l’esprit du Grand Siècle se révèle un véritable délice. Le pouvoir des faux experts sur les vrais naïfs est d’actualité dans nos démocraties. »
D. Delacroix, L’Impartial

LILI

Lorsqu’on demande à Clarisse Nicoïdsky pourquoi elle a écrit Le Désespoir tout blanc, comment il s’est pu qu’elle écrive cela, elle répond simplement, flaubertienne, que c’est parce que Lilli, c’est elle. Or, Clarisse Nicoïdsky n’est pas hydrocéphale, ni trisomique… Elle n’est pas non plus « simplette », « attardée », « demeurée », comme on dit. Oh, non. Mais elle a, seulement, laissé parler – dans une langue qui place à mes yeux son roman parmi les plus beaux livres écrits en français au XXème siècle – l’idiote qui est en elle. En moi, en vous. L’idiote, aussi, que j’aurais pu être, qu’elle aurait pu être, que vous auriez pu être. L’idiote, encore, que vous êtes parfois, que je suis parfois, qu’elle est parfois.

C’est dire assez que le spectacle que nous proposons ce soir est une œuvre d’imagination, une œuvre « poétique », et que ce n’est qu’indirectement, c’est-à-dire dans ses seules retombées, qu’il prétend aussi témoigner, à sa manière, d’un état de fait, hélas bien réel, lui : la place si piètre laissée le plus souvent aux handicapés dans nos sociétés. Que cet état de fait constitue encore aujourd’hui en France un véritable scandale ne fait aucun doute à nos yeux, et si ce modeste spectacle peut aider, de quelque manière que ce soit, ceux qui luttent tous les jours pour donner ou rendre leur dignité à ceux-là d’entre nous qui ne peuvent pas ou plus la trouver seuls, il n’aura pas été vain.

Pourtant, il ne s’agit pas, par cette mise en scène, de rendre compte réalistement de cette réalité. De découper, comme pour la mettre en vitrine, une quelconque tranche de vie. Si nous ne sommes pas dans la méconnaissance, nous ne sommes pas non plus dans l’imitation : Catherine Berriane (Lili) ne singera personne. Il ne s’agira donc pas, pour certains, de « reconnaître ». Il s’agira plutôt, pour tous, de réfléchir.

Lili, idiote – toutes les idiotes, tous les idiots – est le grand refoulé de nos sociétés, c’est vrai ; pourtant, il nous a paru que « mettre en scène », poser purement et simplement sur une scène, ce « refoulé », nous aurait fait la part trop belle : de quel droit ? Où serait donc situé le théâtre, en quel paradis, qu’il puisse à sa guise se saisir du malheur d’une Lili et si facilement le poser sur sa scène, mécaniquement (c’est-à-dire sans s’inclure lui-même dans le procès d’une telle « mise » en scène, sans se reprendre lui-même et se retrouver par elle atteint) ?

Lili est aussi le refoulé de tout théâtre : on ne peut jouer Shakespeare ou Brecht, Marivaux ou Genet, que si l’on accepte d’oublier Lili, la « vraie » Lili. Le Désespoir tout blanc est certes la mise en spectacle de Lili, mais il se veut aussi, en creux, annonce du possible surgissement inattendu de Lili sur toute scène de théâtre, de la tache aveugle de tout théâtre possiblement visible soudain.

Car, d’avoir été tenue si longtemps pour invisible, Lili en était devenue visionnaire. Il va nous falloir entendre cette visionnaire.

Lili, idiote qu’elle est, mêle sans cesse « ce-qu’elle-pense » et « ce-qui-arrive » en une même mixture de langue et de temps. Le « je » de Lili, narratrice et personnage, est celui du roman. Mettre en scène cette idiote de Lili, c’est mettre sur la scène un personnage qui n’est que d’être en soi un roman. Mettre en scène Le Désespoir tout blanc n’est pas faire l’adaptation pour la scène d’un roman, mais, jouant sur les temps différents du récit au sein d’un même sujet, de mettre sur la scène un personnage-roman. Et cela seul est une aventure.

Comment le simple déchiffrement de ce qui se dit entraîne-t-il la transformation de ce qui voulait se dire. Et voilà, c’est un vertige, c’est-à-dire une scène : comment ce qui semblait seulement informatif devient soudain performatif, comment tout lecteur déplace, transforme ce qui est écrit, comment tout décryptage se fait lui-même écriture, comment tout texte à lire est un théâtre qui attend.